A Cotonou, où se tenait le Sommet régional sur la transformation numérique, les ministres, régulateurs et partenaires techniques ont longuement débattu de l’avenir digital de l’Afrique de l’Ouest et du Centre. Mais c’est une conviction, largement partagée dans les couloirs comme dans les sessions plénières, qui s’est imposée : le continent n’a plus le luxe d’attendre. Entre explosion démographique, urgence de créer des millions d’emplois et montée en puissance fulgurante de l’intelligence artificielle, la révolution du numérique se joue maintenant — et elle sera déterminante pour la compétitivité et la souveraineté des États africains.
Au sein de la Banque mondiale, cette réalité a déjà modifié les équilibres internes : une vice-présidence entièrement dédiée à la transformation digitale et à l’intelligence artificielle a vu le jour en 2024, signe d’un repositionnement stratégique majeur. Michel Rogy, directeur de la pratique Numérique et Intelligence Artificielle pour l’Afrique, et le Proche et Moyen-Orient, en incarne l’un des visages les plus actifs. Ingénieur de formation, docteur en économie, fin connaisseur des politiques publiques et des infrastructures numériques, il observe depuis plusieurs années la progression — souvent spectaculaire, parfois hétérogène — des pays africains.
Dans un entretien accordé à Agence Ecofin, il revient sur les priorités du moment : combler un déficit d’usage massif malgré une bonne couverture réseau haut débit, préparer les pays à l’ère de l’IA responsable avec des capacités de calcul mutualisées et des applications immédiates de l’IA, construire des systèmes d’identité et de paiements véritablement interopérables, et soutenir les start-up capables d’apporter des solutions locales aux défis régionaux. Son message est clair : si les réformes avancent et que les investissements suivent, l’Afrique peut devenir l’un des grands laboratoires mondiaux de l’intelligence artificielle appliquée — et créer davantage d’emplois qu’elle n’en détruira.
Agence Ecofin : La Banque mondiale a créé en 2024 une nouvelle vice-présidence dédiée à la transformation digitale et à l’Intelligence Artificielle. Qu’est-ce que cela change concrètement pour les pays africains ?
Michel Rogy : Cela change d’abord le niveau d’attention et de précision que nous accordons aux besoins des pays, mais aussi à leurs aspirations. Les gouvernements veulent utiliser le numérique et l’intelligence artificielle comme de véritables accélérateurs de développement.
On l’a encore vu aujourd’hui : garantir l’accès à Internet pour les populations et les entreprises est devenu indispensable à la transformation économique. L’Internet est à la fois une source de savoir, de productivité et d’opportunités économiques. Notre nouvelle organisation vise à accompagner cette transformation de manière plus cohérente, plus intégrée et plus ambitieuse.
Agence Ecofin : Quel était l’objectif général de ce sommet organisé à Cotonou ?
Michel Rogy : L’événement répondait à trois objectifs principaux. Le premier objectif est de réduire le « usage gap ». Dans la région, les réseaux mobiles couvrent désormais une large majorité de la population. Pourtant, environ 70% des personnes qui n’utilisent pas Internet se trouvent dans des zones couvertes par les réseaux haut débit mobile. Ce décalage d’usage (« usage gap ») s’explique par plusieurs facteurs : le coût de l’accès à Internet et des terminaux, le manque de compétences numériques et la disponibilité de contenus réellement utiles, comme le paiement mobile.
Agir sur ces trois leviers est essentiel pour élargir l’accès effectif à Internet.
Le deuxième objectif est de préparer l’Afrique à l’intelligence artificielle. L’IA est déjà une réalité ici, et elle s’accélère partout dans le monde. Il serait dommageable que les jeunes, les entreprises ou les administrations du continent ratent cette opportunité. Cela suppose de mutualiser des ressources coûteuses — data centers, capacités de calcul —, de former massivement et d’assurer la circulation sûre des données entre pays.
Enfin, le troisième objectif, c’est de stimuler la création d’emplois.
Le numérique est un formidable levier pour créer et améliorer les emplois dans le secteur formel et dans le secteur informel. Les start-up et les entrepreneurs existent, l’exemple du Sénégal dans le panel de ce matin l’a montré. La question est désormais : comment passer à l’échelle et créer massivement des emplois numériques dans toute la sous-région ?
Agence Ecofin : Le programme Global DPI est présenté comme une initiative structurante pour moderniser les États et accélérer l’intégration numérique. Comment la Banque mondiale le déploie-t-elle sur le terrain ? Et où en est sa mise en œuvre dans la région ?
Michel Rogy : Le Global DPI (Digital Public Infrastructure, NDLR) repose sur trois briques essentielles pour fournir des services numériques à grande échelle et de manière efficace : l’identité numérique, les paiements numériques et l’interopérabilité des données.
Être identifié dès la naissance — et de façon sûre — ouvre l’accès à des services fondamentaux : téléphonie mobile, banque, université, protection sociale. Dans la plupart des pays de la sous-région, nous accompagnons la mise en œuvre d’identités numériques modernes.
Concrètement, des équipes se déplacent avec des kits —sous forme de valises — pour enregistrer les informations biométriques (empreintes, iris) et les données personnelles. Une fois enregistrée, la personne reçoit un certificat, sous format papier ou sur téléphone, lui permettant de prouver son identité dans n’importe quel service public.
La deuxième composante, ce sont les paiements mobiles.
Dans une région où une grande partie de la population n’est pas bancarisée, les services financiers mobiles constituent une opportunité majeure. Ils sont désormais largement disponibles. La pénétration est bonne, mais il reste une marge pour atteindre le plus grand nombre. Et de nouveaux services émergent, comme le microcrédit.
Troisième composante : l’interopérabilité des données. C’est probablement l’élément le plus complexe. Pour que les administrations fonctionnent efficacement — par exemple entre la caisse d’assurance maladie et la sécurité sociale — les données doivent circuler de manière fluide et sécurisée. Améliorer cette interopérabilité est aujourd’hui un chantier central dans toute la région.
« L’interopérabilité des données devient maintenant une priorité pour les États africains. »
Agence Ecofin : Où en est aujourd’hui le chantier de l’interopérabilité des données dans la région ?
Michel Rogy : Parmi les trois composantes du Global DPI, c’est probablement celle qui accuse le plus de retard. L’interopérabilité devient vraiment prioritaire lorsqu’une masse critique de citoyens dispose déjà d’une identité numérique et utilise des services financiers mobiles. C’est à ce moment-là que l’on mesure la nécessité de faire communiquer les systèmes : sécurité sociale, santé, protection sociale… Tous ces services reposent sur une identité unique et, de plus en plus, sur des transactions numériques.
Nous arrivons précisément à ce stade dans plusieurs pays, ce qui explique pourquoi l’échange de données est désormais au cœur des priorités.
Agence Ecofin : Les pays présents au sommet avancent-ils de façon homogène sur ce sujet ?
Michel Rogy : Ils partagent une vision commune : connecter l’ensemble des populations, exploiter les opportunités de l’intelligence artificielle et créer de l’emploi numérique.
Ce qui diffère, c’est le point de départ. Certains pays ont encore un taux de pénétration Internet faible et doivent concentrer leurs efforts sur l’accès. D’autres, déjà bien connectés, disposent d’écosystèmes d’innovation robustes ; pour eux, la priorité est d’accélérer sur l’IA.
La différence n’est donc pas sur l’objectif, mais sur l’ordre des priorités selon le niveau de maturité numérique.
Agence Ecofin : On a aussi évoqué l’idée d’un marché numérique unique. Quelles seraient, selon vous, les priorités pour le construire ? Les données, l’identité, les paiements, la fiscalité, la cybersécurité ?
Michel Rogy : Si l’on se réfère à la stratégie de transformation numérique adoptée par l’Union africaine en 2020 — qui vise un marché digital unique continental d’ici 2030 — ce marché digital se décompose en réalité en trois sous-marchés. Le premier niveau, c’est la connectivité.
Il faut que les pays soient reliés les uns aux autres par la fibre optique et que les données circulent sans entrave. Cela implique des règles homogènes dans le secteur télécoms pour permettre le transport transfrontalier.
Alors vient le deuxième niveau : les données. Si les données traversent les frontières, elles doivent bénéficier du même niveau de protection dans chaque pays. Protection des données personnelles, cybersécurité, normes techniques : tout doit être comparable pour que les citoyens et les entreprises aient confiance dans le numérique, quel que soit l’endroit où transitent leurs données.
Ce n’est qu’après cela qu’on franchit le troisième niveau : les transactions online.
C’est le marché en ligne, celui où l’on paye, achète, effectue des prestations. L’interopérabilité financière dans l’UEMOA en est déjà une illustration. L’objectif global est de parvenir à un cadre réglementaire harmonisé et à des systèmes capables de permettre le commerce électronique de manière fluide.
Agence Ecofin : Mais dans un contexte où les tensions géopolitiques ressurgissent, comment bâtir cette confiance ? La mutualisation régionale des data centers n’est-elle pas risquée ?
Michel Rogy : Sur le volet réglementaire, le rôle des communautés économiques régionales — CEDEAO, CEMAC, UEMOA, etc. — est crucial. Ce sont elles qui peuvent créer des règles homogènes et assurer un cadre stabilisé pour l’ensemble de leurs Etats membres. Ensuite, sur les infrastructures, un constat s’impose : il n’est ni réaliste ni souhaitable de construire des data centers « AI ready » dans chaque pays.
Les besoins énergétiques et les coûts sont trop importants. La mutualisation devient donc une option logique. Et le fait que plusieurs ministres l’aient exprimé clairement va dans ce sens : réfléchir à des infrastructures régionales prêtes pour l’intelligence artificielle.
Ce modèle peut coexister avec la conservation, par chaque pays, de certaines données sensibles qui ne doivent pas sortir de leur territoire.
Agence Ecofin : Et si un pays ferme sa connexion, connaît une crise politique ou décide de couper Internet ? Comment garantir la résilience dans un marché intégré ?
Michel Rogy : Il faut distinguer deux types de situations.
Les ruptures techniques, comme les coupures de câbles sous-marins. C’est un problème que la région connaît bien. Plusieurs pays en ont souffert récemment. La solution, c’est la résilience numérique : créer plusieurs routes alternatives.
Si chaque pays était connecté à tous ses voisins et pouvait accéder à au moins trois câbles sous-marins, la vulnérabilité serait nettement réduite.
La deuxième situation, ce sont les coupures décidées pour des raisons politiques. Là, nous sommes dans la souveraineté des États. Ce n’est pas un problème technique, mais un choix politique. C’est pour cela que les pays doivent s’accorder sur des principes communs pour les flux de données transfrontières. L’Union européenne en donne l’exemple : elle a adopté un cadre législatif commun sur ces questions. La discussion de cet après-midi montre qu’il existe une volonté réelle de construire un cadre similaire pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
« Il faut avancer sur deux jambes : les infrastructures d’IA, et l’IA appliquée dès maintenant. »
Agence Ecofin : On parle beaucoup d’intelligence artificielle, mais la région fait encore face à des problèmes structurels : manque de talents, déficit énergétique… Deux éléments pourtant indispensables. Quelle est l’approche de la Banque mondiale ? Faut-il d’abord investir dans les compétences et l’énergie avant de se lancer dans l’IA, ou peut-on avancer en parallèle ?
Michel Rogy : La réponse est qu’il faut avancer sur deux jambes en même temps.
La première jambe consiste à financer et structurer les infrastructures essentielles : data centers, capacités de calcul, énergie fiable, formation des talents, financement des écosystèmes IA. Tout cela doit commencer maintenant. Les pays doivent anticiper la montée en puissance de la demande en données et en calcul causés par l’IA, et la Banque mondiale les accompagne déjà dans cette direction.
La deuxième jambe, tout aussi importante, consiste à accélérer l’usage de l’IA appliquée, ce que nous appelons la ‘Practical AI’. Et cela peut se faire immédiatement, sans attendre que toutes les infrastructures essentielles soient en place.
Nous voyons déjà sur le continent des solutions d’IA très concrètes dans la formation professionnelle, l’éducation, l’agriculture… souvent portées par des start-up locales.
L’enjeu est donc aussi de créer un environnement favorable pour faire émerger ces innovations, de soutenir les entrepreneurs et de montrer qu’une IA utile, adaptée au terrain, peut transformer les économies dès aujourd’hui.
« Nous avons déjà commencé à financer le développement de l’écosystème IA, et nous voulons étendre ces programmes à toute la sous-région. »
Agence Ecofin : La Banque mondiale prévoit-elle un programme de financement pour accompagner la digitalisation et le développement de l’IA dans les pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre ?
Michel Rogy : En réalité, nous avons déjà commencé. Le projet récemment approuvé par notre Conseil d’administration pour la Côte d’Ivoire (RAPID-CIV) comporte un volet important dédié au développement de son écosystème d’intelligence artificielle. Cela montre que nous sommes engagés, très concrètement, aux côtés des gouvernements sur cet agenda.
Notre ambition est désormais d’élargir cet effort. Si les pays le demandent, nous souhaitons multiplier ce type de soutien dans l’ensemble de la sous-région. Les besoins sont clairs — les discussions de cet après-midi l’ont confirmé — et de notre côté, une conviction profonde est que l’Afrique ne peut pas rater la révolution de l’intelligence artificielle.
« Nous entrons dans une nouvelle génération de projets numériques, plus larges que l’identité. »
Agence Ecofin : Le projet Wuri, qui concerne plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, fait-il partie du même pipeline ou est-ce un nouveau programme ?
Michel Rogy : Wuri est un projet lancé il y a plusieurs années, centré principalement sur l’identité numérique. Il a permis d’obtenir des résultats significatifs — au Togo, au Bénin, mais aussi au Niger, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso.
Cependant, nous sommes désormais engagés dans une nouvelle génération de projets, les projets d’accélération numérique. Ils ne se limitent plus à l’identité : ils comprennent les infrastructures pour connecter davantage de populations, les DPI (qui incluent l’identité), la formation des talents et les briques nécessaires pour soutenir l’innovation.
Ces nouveaux projets sont déjà pensés avec une logique régionale de financement, car certains investissements ne peuvent être rentables ou efficaces qu’à cette échelle.
Agence Ecofin : Allez-vous financer uniquement des projets régionaux ou aussi des projets purement nationaux ?
Michel Rogy : Les deux. Pour reprendre l’exemple de la Côte d’Ivoire, nous finançons des briques essentielles pour son propre écosystème : la formation des talents, le cadre réglementaire pour développer l’IA, et l’appui aux innovateurs et start-up.
Mais si plusieurs pays s’engagent ensemble pour réfléchir à un data center régional « AI-ready », et qu’ils sollicitent un appui financier, nous examinerons cela très sérieusement. Ce type de projet a, par nature, une dimension régionale.
« L’IA peut créer plus d’emplois qu’elle n’en détruira en Afrique. »
Agence Ecofin : L’IA supprime déjà des emplois dans certaines régions du monde. Comment éviter que cela soit un choc pour l’Afrique, où la jeunesse progresse rapidement ?
Michel Rogy : C’est un point important, discuté dans le keynote de Moustapha Cissé (directeur du premier laboratoire de recherche spécialisé en intelligence artificielle (IA) ouvert par Google en Afrique, NDLR). Sa conclusion est très claire : compte tenu de la structure économique africaine — notamment la prédominance de l’informel — l’IA représente davantage une opportunité qu’une menace pour l’emploi.
Elle peut améliorer la productivité, créer de la valeur ajoutée, soutenir la croissance et, au final, générer plus d’emplois qu’elle n’en détruira.
L'enjeu n’est pas de freiner l’IA, mais de préparer les talents, encadrer les usages de l’IA pour créer la confiance et de permettre à l’innovation locale de se développer.
« En 2030, si tout avance correctement, l’Afrique numérique sera plus inclusive, plus innovante et plus intégrée. »
Agence Ecofin : À l’horizon 2030, si les réformes avancent comme vous l’espérez, à quoi devrait ressembler l’Afrique numérique que vous projetez ? Et que se passerait-il si les réformes échouaient ?
Michel Rogy : Nous ne sommes pas dans une logique d’échec possible. La dynamique est trop forte, portée par la demande et par le secteur privé, pour que le mouvement s’arrête. Mais plusieurs marqueurs permettront de dire en 2030 que la transformation numérique africaine a réellement réussi.
D’abord, il faudra avoir réduit de manière massive le « usage gap ». Aujourd’hui, environ 70% des personnes qui n’utilisent pas Internet se trouvent dans des zones couvertes par les réseaux haut débit mobile. À horizon 2030, cela doit avoir nettement diminué grâce à la baisse des coûts, à l’amélioration des compétences et à la multiplication de services réellement utiles — du paiement mobile à l’identité numérique.
Ensuite, l’intelligence artificielle appliquée devra avoir pris son envol. Les pays doivent être prêts : gouvernance, investissements, compétences. L’IA dans l’éducation, la santé ou l’agriculture devra être diffusée à grande échelle.
Enfin, les écosystèmes numériques et les échanges de données devront être suffisamment robustes pour créer de l’emploi et renforcer la contribution du secteur du numérique au PIB. La capacité des pays à accélérer les échanges transfrontaliers sera un déterminant majeur de la croissance.
Interview réalisée par Fiacre E. Kakpo