Les pays africains ont triplé leurs émissions de dette intérieure depuis 2010, à près de 500 milliards $ (rapport)

Publié le 06/11/2025

S’il contribue à approfondir les systèmes financiers, à développer les bases d'investisseurs locaux et à renforcer l'autonomie monétaire, le boom de la dette intérieure sur le continent peut créer un effet d’éviction pour le secteur privé et transférer les risques liés à la dette souveraine vers les institutions financières locales.

La valeur des émissions de dette réalisées par les pays africains sur les marchés intérieurs est passée de 150 milliards de dollars en 2010 à près de 500 milliards en 2024, selon un rapport publié le 7 octobre dernier par six économistes à l’Université de Toronto (Canada), au Kiel Institute for the World Economy (Allemagne), au Geneva Graduate Institute (Suisse), à l’Aix-Marseille School of Economics (France) et à la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA).

Intitulé « Africa’s Domestic Debt Boom : Evidence from the African Debt Database », le rapport s’appuie sur une base de données couvrant plus de 50 000 prêts, bons du Trésor et emprunts obligataires émis par 54 pays africains entre 2000 et 2024. Constituée grâce à la compilation de dizaines de milliers de documents publiés par des organismes officiels locaux (Banques centrales, ministères des Finances, Bureaux de gestion de la dette, Bourses, etc.) et des institutions internationales (OCDE, FMI, Banque mondiale, etc.), cette base de données offre une vue détaillée de la dette intérieure et extérieure des pays du continent, et comprend des informations sur les devises, les échéances, les taux d'intérêt, les types de créanciers et les conditions d'émission.

La dette intérieure désigne les obligations domestiques et les bons du Trésor émis par les gouvernements sur les marchés domestiques, tandis que la dette extérieure couvre les obligations libellées en devises étrangères et les prêts contractés auprès d’institutions étrangères. Les subventions et les emprunts accordés par les organisations régionales ont été exclus.

Il en ressort que le paysage de la dette publique africaine a connu une profonde transformation au cours des vingt-cinq dernières années. La dette publique totale du continent a plus que quadruplé depuis le début des années 2000, atteignant 2 000 milliards de dollars en 2024. Mais tout aussi importante que l'augmentation de la valeur globale de cette dette est la modification de sa structure. Si l'histoire de la dette publique africaine a souvent été racontée en termes d'euro-obligations, de prêts chinois et de financements décaissés par les institutions financières multilatérales, la véritable révolution s'est produite sur les marchés intérieurs de la dette.

En moyenne, les gouvernements africains lèvent désormais plus de la moitié de leurs financements sur les marchés domestiques, renversant ainsi des décennies de dépendance vis-à-vis des prêteurs étrangers.

En moyenne, les gouvernements africains lèvent désormais plus de la moitié de leurs financements sur les marchés domestiques, renversant ainsi des décennies de dépendance vis-à-vis des prêteurs étrangers.

Si cette expansion a été initialement tirée par des instruments de dette à court terme, en particulier des bons du Trésor d'une durée inférieure à un an, depuis 2022, environ la moitié de tous les titres de dette domestiques nouvellement émis ont une durée supérieure à un an. Bien que les prêts multilatéraux continuent d'augmenter, leur ampleur est devenue relativement modeste, tout comme les flux provenant des pays membres du Club de Paris et d'autres créanciers bilatéraux. Le recul marqué des prêts chinois après 2021, en partie en réponse aux défauts de paiement du Ghana et de la Zambie, a fait basculer davantage le paysage de la dette vers les marchés intérieurs.

Une option coûteuse et risquée

En ce qui concerne les taux d’emprunts, les données révèlent que les prêts multilatéraux restent la source de financement la moins coûteuse, avec des taux d'intérêt systématiquement inférieurs à 2 % et, pour de nombreux pays bénéficiant de conditions concessionnelles, inférieurs à 1 %. Les prêts bilatéraux et les financements chinois sont assortis de taux légèrement plus élevés, tandis que les obligations internationales sont émises aux taux du marché et présentent une volatilité nettement plus importante. Les obligations domestiques et les bons du Trésor constituent cependant les sources de financement les plus coûteuses sur une base nominale, avec des taux moyens allant de 10 à 13 %.

Les obligations domestiques et les bons du Trésor constituent cependant les sources de financement les plus coûteuses sur une base nominale, avec des taux moyens allant de 10 à 13 %.

D’autre part, la structure des échéances de la dette intérieure africaine est très inégale. À une extrémité du spectre, l'Afrique du Sud et l'Égypte émettent des obligations domestiques à dix ou quinze ans. À l'autre extrémité, des pays comme le Ghana et le Mozambique restent piégés dans un cycle d'emprunts obligataires nationaux à court terme, alors que des pays comme la Tanzanie, l'Ouganda et Maurice allongent progressivement les échéances, soutenus par une meilleure stabilité macroéconomique et des réformes institutionnelles.

Le rapport souligne par ailleurs que l’essor des émissions de dette sur les marchés intérieurs dans les pays africains peut contribuer à approfondir les systèmes financiers, à développer les bases d'investisseurs locaux et à renforcer l'autonomie monétaire. Les gouvernements capables d'emprunter dans leur propre monnaie sont moins exposés aux risques de change, et peuvent exercer un plus grand contrôle sur la politique budgétaire.

La hausse de l’endettement intérieur présente cependant plusieurs risques. D’abord, un recours excessif aux marchés intérieurs peut réduire la disponibilité et augmenter le coût du crédit pour le secteur privé par effet d’éviction. Cela augmente également l'exposition des institutions financières locales aux risques liés à la dette souveraine. Les banques nationales et les fonds de pension, qui détiennent désormais une part importante des titres de dette des États, sont de plus en plus impliqués dans une dynamique budgétaire qui mérite une surveillance attentive, rapporte le document.

Un recours excessif aux marchés intérieurs peut réduire la disponibilité et augmenter le coût du crédit pour le secteur privé par effet d’éviction.

Le boom de la dette intérieure en Afrique contribue aussi à exposer les pays à des risques élevés de refinancement. Le service de la dette publique globale du continent devrait dépasser 100 milliards de dollars en 2026, et rester supérieur à 60 milliards de dollars par an jusqu'en 2030. La plupart de ces paiements sont liés à des obligations, tant domestiques qu'internationales, qui entraînent des coûts plus élevés et des échéances plus courtes que les prêts concessionnels.

Les pays fortement exposés aux euro-obligations sont confrontés à des échéances de remboursement particulièrement élevées. Même ceux qui ont évité le défaut de paiement consacrent entre 20 % et 40 % de leurs recettes fiscales au service de la dette. À mesure que l'accès aux marchés extérieurs se resserre, de nombreux gouvernements se tournent vers les émissions nationales pour refinancer leurs dettes arrivant à échéance. Il en résulte un cercle vicieux qui s'autoalimente : les obligations à court terme sont financées par des instruments à encore plus court terme. Cette dynamique souligne une vulnérabilité croissante. Sans marchés intérieurs plus profonds ou sans accès renouvelé à des financements concessionnels, les risques de refinancement pourraient rapidement se transformer en crises de liquidité, en particulier si une part significative de la dette émise au niveau national est détenue par des investisseurs étrangers.

Walid Kéfi

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