« La facilitation du commerce transfrontalier des semences repose sur l’harmonisation des lois » (Francis Mwatuni, AGRA)

Publié le 18/12/2025

En Afrique, les systèmes semenciers sont confrontés à de nombreux défis, notamment la faible adoption de matériel végétal certifié, le manque de laboratoires d’assurance qualité et des cadres réglementaires encore fragiles. Face à ces contraintes, de nombreux pays intensifient leurs efforts pour renforcer la chaîne de valeur des semences afin de mieux soutenir le développement du secteur agroalimentaire. Au Nigeria, l’heure est désormais à la réforme, portée par une nouvelle feuille de route pour l’industrie semencière. Dans un entretien accordé à Agence Ecofin, Francis Mwatuni, responsable au Centre d’excellence pour les systèmes semenciers en Afrique (CESSA) d’AGRA, revient sur le rôle de cette unité dans l’élaboration de la stratégie, son articulation avec les initiatives régionales et la dynamique plus large visant à renforcer les systèmes semenciers à l’échelle du continent.

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Francis Mwatuni

Agence Ecofin : Le Centre d’excellence pour les systèmes semenciers en Afrique (CESSA) est l’une des entités d’AGRA, dédiée aux systèmes semenciers sur le continent. Pouvez-vous nous en dire plus sur son rôle et ses activités ?

Francis Mwatuni : Nous sommes basés au siège d’AGRA à Nairobi. Au sein d’AGRA, je dirige l’une des unités rattachées à la branche « systèmes semenciers », hébergée au sein du CESSA. Notre travail consiste à accompagner les pays dans la réalisation d’analyses approfondies de leurs systèmes semenciers nationaux.

Pour ce faire, nous utilisons un outil de diagnostic appelé Seed Systems Assessment Tool (SeedSAT). Cet outil permet d’identifier les principales contraintes qui affectent le fonctionnement des systèmes semenciers. Sur la base des résultats obtenus, nous formulons ensuite des recommandations visant à corriger les faiblesses identifiées. La mise en œuvre de ces recommandations à l’échelle nationale peut toutefois s’avérer complexe, notamment en raison de la nécessité de coordonner de nombreux acteurs. C’est pourquoi nous appuyons les pays dans l’élaboration d’un Plan national d’investissement pour le secteur semencier. Ce document définit les priorités, les actions concrètes et les modalités de mise en œuvre, avec pour objectif global de renforcer l’efficacité du système semencier.

AE : Vous venez de mentionner l’outil SeedSAT, qui a été utilisé dans l’élaboration du Plan national stratégique et d’investissement pour le secteur semencier (NSSSIP) et qui montre que le système semencier du Nigeria fonctionne à environ 45 % de son potentiel. Comment ce diagnostic a-t-il été réalisé ?

FM : Merci pour la question. Déjà, il faut savoir que nous commençons par analyser la sélection variétale, l’homologation et la maintenance des variétés. Il s’agit d’évaluer si le pays dispose de programmes de sélection solides et suffisamment soutenus, de sélectionneurs qualifiés, ainsi que des infrastructures nécessaires pour maintenir et améliorer les variétés dans le temps.

Ensuite, nous examinons la production de semences de première génération (Early Generation Seed – EGS), généralement assurée par les instituts nationaux de recherche ou, dans certains cas, par le secteur privé. Ces semences sont cruciales, car elles constituent le socle de la production de semences certifiées. Nous évaluons donc les capacités du pays, les dispositifs institutionnels en place et les mécanismes de certification nécessaires à la production et à la gestion d’EGS de qualité.

« Les semences de première génération sont cruciales, car elles constituent le socle de la production de semences certifiées. »

La troisième étape porte sur la production commerciale de semences. Nous analysons si les entreprises semencières sont bien établies, fonctionnent efficacement et sont en mesure de répondre aux besoins des agriculteurs. Nous évaluons également le niveau de sensibilisation et de participation des producteurs, notamment le rôle du système de vulgarisation : son dynamisme, ses ressources et sa capacité à accompagner l’adoption de semences améliorées.

Un autre volet concerne la distribution et la commercialisation des semences. Nous étudions les circuits d’acheminement des semences, de la production jusqu’aux agriculteurs, l’efficacité des réseaux de distribution, ainsi que l’existence d’institutions capables d’encadrer ou de réguler ce processus. L’assurance qualité constitue également un axe central de l’analyse. Elle inclut l’examen du cadre politique, juridique et réglementaire — lois, politiques et règlements régissant le secteur semencier — ainsi que des mécanismes nationaux de planification et de coordination.

C’est sur la base de cette méthodologie que nous avons évalué la performance du système semencier nigérian au niveau que vous évoquez. Il convient toutefois de préciser que cette évaluation a été réalisée autour de 2019, il y a cinq ou six ans. Depuis lors, le système semencier du Nigeria a considérablement évolué, et une nouvelle évaluation afficherait probablement un score plus élevé.     

AE : Comment le Nigeria se compare-t-il aux autres pays d’Afrique de l’Ouest et à ceux d’autres régions du continent où AGRA a mené des évaluations similaires ?

FM : En Afrique de l’Ouest, le Nigeria affiche des performances relativement solides en matière de politiques et de réglementation. Le pays dispose des cadres juridiques nécessaires et d’un environnement réglementaire relativement avancé pour soutenir le fonctionnement du système semencier.

Il obtient également de meilleurs résultats dans la production de semences de première génération et dans la production commerciale de semences. Les entreprises semencières y sont bien établies, opèrent efficacement et bénéficient d’un système d’assurance qualité actif, garantissant que les semences mises sur le marché sont certifiées et conformes aux normes nationales et internationales.

Comparativement, le Ghana affiche une meilleure performance. Son cadre politique et réglementaire obtient un score légèrement supérieur, autour de 68 %, contre 65 % pour le Nigeria, ce qui reste un écart relativement limité.

En revanche, le Nigeria accuse un retard au niveau des marchés et de la distribution des semences. Le pays obtient un score d’environ 28 % dans ce domaine, contre près de 52 % pour le Ghana. Cela reflète des réseaux de distribution plus solides au Ghana, ainsi qu’un plaidoyer plus efficace et un meilleur engagement avec les autorités publiques pour améliorer l’accès des agriculteurs aux semences.  

La comparaison avec l’Afrique de l’Est, notamment avec le Kenya, met en évidence un autre contraste. Le Kenya dispose d’un système d’assurance qualité plus robuste, avec des inspections réalisées dans les délais, des procédures de certification claires et une application plus rigoureuse de la réglementation.

Dans l’ensemble, chaque pays présente des forces et des faiblesses. La performance du Nigeria peut être qualifiée de moyenne, ce qui explique précisément l’importance de la nouvelle stratégie semencière et du plan d’investissement. Si les recommandations du Plan d’investissement pour le secteur semencier sont mises en œuvre efficacement, le système semencier nigérian pourrait enregistrer une amélioration significative de ses performances au cours des cinq prochaines années.

AE : Au-delà du score global, quelles sont les principales faiblesses structurelles du système semencier nigérian, mises en évidence par SeedSAT ?

FM : Lorsque nous avons analysé la situation du Nigeria, l’un des points les plus critiques concerne la planification et la coordination au niveau national. Plusieurs institutions relevant du ministère fédéral de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire sont en charge de différentes interventions liées aux semences, mais leurs actions restent fragmentées et insuffisamment coordonnées. Ces interventions gagneraient à être mieux organisées et structurées.

Une deuxième faiblesse majeure concerne l’assurance qualité. Comme je l’ai mentionné précédemment, ce volet affiche un score d’environ 38 %, ce qui est faible. Une autorité de régulation solide est indispensable, car une réglementation défaillante ouvre la voie aux semences contrefaites et aux opérateurs peu scrupuleux. Lorsque de fausses semences circulent sur le marché, c’est in fine la productivité des agriculteurs qui est pénalisée.

« Lorsque de fausses semences circulent sur le marché, c’est in fine la productivité des agriculteurs qui est pénalisée. »

Ces faiblesses sont clairement ressorties de l’évaluation et ont été prises en compte dans le Plan d’investissement pour le secteur semencier. Au-delà de ces priorités, d’autres composantes nécessitent également une attention particulière, notamment la sélection variétale, la production de semences de première génération, les marchés et la distribution des semences, ainsi que la sensibilisation et la participation des agriculteurs.

L’ensemble de ces segments requiert des appuis ciblés afin d’atteindre un niveau de performance optimal. Ce n’est qu’à cette condition que le système semencier nigérian pourra pleinement jouer son rôle dans le renforcement du système alimentaire national.   

AE : Concrètement, comment SeedTracker et SeedCodex peuvent-ils réduire l’exposition des agriculteurs aux semences contrefaites ou de mauvaise qualité et contribuer à restaurer la confiance dans le système semencier formel ?

FM : À la suite de l’évaluation, des efforts importants ont été engagés pour renforcer l’assurance qualité dans le secteur semencier nigérian. C’est dans ce contexte que des outils comme SeedTracker et SeedCodex ont été introduits. Ces systèmes permettent une traçabilité complète des semences, depuis les exploitations où elles sont produites, en passant par les phases d’inspection et de certification, jusqu’à leur mise sur le marché. La traçabilité constitue un pilier central de notre collaboration avec le gouvernement nigérian. Idéalement, chaque pays devrait disposer d’un système numérique de certification permettant de vérifier si une semence a été inspectée et certifiée, d’identifier l’autorité compétente et de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un produit contrefait. SeedTracker et SeedCodex sont deux outils numériques clés pour atteindre cet objectif. AGRA a joué un rôle actif dans leur déploiement, illustrant ainsi son engagement en faveur du renforcement du contrôle qualité et de l’intégrité du système semencier national au Nigeria.

« Idéalement, chaque pays devrait disposer d’un système numérique de certification permettant de vérifier si une semence a été inspectée et certifiée, […] et de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un produit contrefait. »

AE : Comment ces outils seront-ils déployés dans les zones rurales ?

FM : Il faut souligner que ces outils sont principalement utilisés par le National Agricultural Seeds Council (NASC). Ils appuient le processus de certification en garantissant que seules des semences certifiées arrivent sur le marché et qu’elles puissent être tracées. Notre attention se porte en particulier sur les petits exploitants agricoles, qui constituent la majorité des producteurs dans de nombreux pays africains et forment l’épine dorsale du secteur agricole.

À travers les services de vulgarisation, nous veillons à ce que ces agriculteurs aient accès à des semences certifiées et de haute qualité. Par ailleurs, en cas de doute sur la qualité des semences disponibles sur le marché, SeedTracker permet de tracer les lots individuels. Chaque sachet de semences est doté d’une étiquette unique, qui permet de vérifier si le produit a bien suivi le processus officiel de certification.

AE : Près de 65 % de l’investissement total de la Stratégie est consacré à la sélection variétale et à l’assurance qualité. D’un point de vue technique et opérationnel, pourquoi ces deux composantes offrent-elles les rendements les plus élevés ? Et quels gains de productivité peut-on raisonnablement attendre dans les prochaines années si elles sont pleinement mises en œuvre ?

FM : Comme indiqué précédemment, le plan d’investissement identifie plusieurs domaines prioritaires pour le financement. Cela ne signifie toutefois pas que les autres composantes du système semencier doivent être laissées de côté. Même si les niveaux d’investissement diffèrent selon les axes, des mesures de renforcement sont nécessaires sur l’ensemble des huit piliers thématiques.

La sélection variétale est particulièrement stratégique, car elle constitue le point de départ de tout système semencier. Lorsqu’un pays dispose de programmes de sélection faibles, il est incapable de développer des variétés de qualité répondant aux besoins des agriculteurs. Une capacité de sélection insuffisante accroît également la dépendance aux semences importées, ce qui, en l’absence d’une régulation efficace, peut favoriser l’entrée de semences contrefaites sur le marché.

« Une capacité de sélection insuffisante accroît également la dépendance aux semences importées, ce qui […] peut favoriser l’entrée de semences contrefaites sur le marché. »

Investir dans les programmes de sélection est donc essentiel. L’assurance qualité constitue l’autre priorité majeure. L’État joue un rôle central pour garantir que des semences certifiées et de haute qualité parviennent aux agriculteurs et pour empêcher la circulation de produits frauduleux. Au Nigeria, cette mission relève du NASC qui a réalisé des avancées notables en matière de renforcement des infrastructures et de développement des compétences humaines. Si la sélection variétale et l’assurance qualité bénéficient d’une attention particulière dans les allocations budgétaires, les autres composantes du système semencier ne sont pour autant pas négligées.    

AE : En tant que principal producteur agricole en Afrique de l’Ouest, comment le Nigeria entend-il aligner sa nouvelle stratégie semencière avec les réglementations harmonisées de la CEDEAO sur l’homologation variétale et la certification ?

FM : La stratégie fournit une feuille de route claire pour faire évoluer le secteur semencier nigérian de son état actuel vers un niveau plus avancé au cours des cinq prochaines années, tandis que le plan de mise en œuvre est conçu pour accompagner cette transition. En tant que membre de la CEDEAO, le Nigeria bénéficie de cadres et de réglementations régionales qui facilitent non seulement la circulation des semences, mais aussi les procédures d’homologation variétale à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest. La stratégie ne freine ni ne complique ces efforts régionaux. Au contraire, elle les complète en renforçant le système semencier national tout en favorisant l’harmonisation régionale. Les systèmes semenciers ne peuvent fonctionner de manière isolée, et la coordination régionale est indispensable.

« Les systèmes semenciers ne peuvent fonctionner de manière isolée, et la coordination régionale est indispensable. »

La facilitation du commerce transfrontalier des semences repose sur l’harmonisation des lois et réglementations. À titre d’exemple, une variété homologuée au Ghana peut être reconnue au Nigeria sans qu’il soit nécessaire de reprendre l’ensemble des essais. L’autorité nationale peut se limiter à des évaluations de performance ciblées, ce qui permet de réduire à la fois les délais et les coûts liés à l’homologation. Ainsi, la stratégie et son plan de mise en œuvre soutiennent l’alignement aux niveaux national et régional, avec pour objectif global de favoriser un commerce des semences efficace et transparent, tout en empêchant l’entrée de semences contrefaites ou de qualité inférieure sur les marchés de la région.

AE : Au-delà du Nigeria et de l’Afrique de l’Ouest, que fait l’AGRA à l’échelle continentale pour renforcer les systèmes semenciers, notamment en matière d’assurance qualité, de résilience climatique et d’autres enjeux liés aux semences ?  

FM : AGRA s’emploie actuellement à piloter des actions visant à renforcer les systèmes semenciers dans plusieurs pays du continent. Notre démarche ne repose pas sur des entretiens ponctuels avec un nombre limité d’acteurs ni sur des consultations restreintes avec les autorités publiques. Elle s’appuie au contraire sur des évaluations approfondies et fondées sur des données probantes, à partir desquelles nous formulons des recommandations claires et opérationnelles.

Au Nigeria, par exemple, ces recommandations ont été partagées avec l’ensemble des parties prenantes du secteur semencier, et chacune d’elles a été confiée à un partenaire de mise en œuvre clairement identifié, chargé d’en assurer l’exécution. Cette organisation favorise la redevabilité et l’efficacité de la mise en œuvre, l’ensemble du processus ayant été intégré au Plan d’investissement du secteur semencier du pays.

L’un des leviers clés de l’intervention d’AGRA réside dans l’utilisation de financements catalytiques, destinés à aider les pays à enclencher rapidement des processus prioritaires. Au Nigeria, ces fonds ont notamment permis d’accélérer l’homologation de variétés à haute valeur nutritionnelle dans plusieurs filières stratégiques.

AGRA accompagne les chercheurs et les sélectionneurs pour raccourcir les délais de mise sur le marché de ces variétés et en favoriser l’adoption par les agriculteurs. L’action d’AGRA ne se limite pas à l’augmentation des volumes de production. La nutrition constitue un pilier central de notre approche, avec l’objectif de garantir des systèmes alimentaires qui fournissent non seulement des quantités suffisantes, mais aussi des aliments de qualité nutritionnelle.

La résilience est un autre axe majeur. Nous soutenons le développement et l’homologation de variétés climato-intelligentes, tolérantes à la chaleur, à la sécheresse et à la salinité. En identifiant ces variétés et en appuyant les processus réglementaires, nous aidons les pays à accélérer leur diffusion et à encourager leur adoption à grande échelle.

Propos recueillis par Espoir Olodo