
Alors que l’appartenance du Burkina Faso, du Mali et du Niger à l’UEMOA demeure juridiquement intacte, l’analyse de l’état de détention des titres de dette sur le marché sous-régional, au terme du troisième trimestre 2025, révèle une réalité plus nuancée. Dans une dynamique presque imperceptible du grand public, les investisseurs de la dette souveraine ont entamé un redéploiement stratégique de leurs portefeuilles.
Les données agrégées par S&P Global Ratings sur la détention des titres publics émis sur le marché des titres de la sosu-région (UMOA-Titres), font ressortir une tendance de fond : les investisseurs constitués essentiellement des acteurs du secteur financier, notamment les banques, semblent avoir intégré, dans leur gestion des risques et de la liquidité, un scénario de segmentation financière entre les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) et le reste de l’Union monétaire.
Un repli technique des investisseurs de la zone côtière
Le premier indicateur de cette reconfiguration est la baisse sensible de l'exposition des pays non membres de l'AES (Bénin, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Sénégal, Togo) sur la dette émise par les États sahéliens. Entre le quatrième trimestre 2024 et le troisième trimestre 2025, l'encours de dette des pays de l'AES détenu par les investisseurs des autres pays de l'Union a reculé de 373 milliards de FCFA (soit environ 569 millions d'euros). Le stock total est ainsi passé de 3 174 milliards de FCFA à 2 801 milliards FCFA (4,27 milliards d'euros).
Cette contraction de près de 11,7 % ne doit pas nécessairement être interprétée comme une défiance politique, mais plutôt comme un arbitrage prudentiel. Face à une visibilité réduite sur l'avenir institutionnel de la zone, le résultat des actions prises par les comités de risque des banques basées à Dakar Cotonou, Lomé ou à Abidjan, indique une tendance à la réduction des engagements transfrontaliers vers le Sahel.
La contraction paradoxale des flux intra-AES
Le fait le plus marquant de ce bilan trimestriel réside toutefois dans la dynamique interne à l'Alliance des États du Sahel. Contrairement à l'idée d'une intégration financière renforcée entre Ouagadougou, Bamako et Niamey, les chiffres montrent une baisse significative des détentions croisées de titres. La dette intra-AES (titres émis par un pays de l'AES et détenus par un autre membre de l'AES) a chuté de 622 milliards FCFA (environ 948 millions d'euros), passant de 3 782 milliards FCFA fin 2024 à 3 160 milliards FCFA (4,82 milliards d'euros) au troisième trimestre 2025.
Ce recul de 16,4 % met en exergue une contrainte structurelle : la corrélation des économies de l'Alliance. Confrontés simultanément à des défis sécuritaires et budgétaires similaires, les trésors et les systèmes bancaires de ces trois pays font face aux mêmes besoins de liquidité. Cette synchronisation des cycles empêche ces États de jouer le rôle de « réservoir de liquidité » les uns pour les autres, les obligeant à liquider des positions plutôt qu'à les renouveler. Une nuance tout de même : au Burkina Faso, pays possédant la plus grande maturité financière dans l’AES, les autorités ont décidé en juin 2025 de taxer les dividendes issus des placements extérieurs. Mais l’impact final de cette décision sur le portefeuille mérite d’être suivi dans le temps.
Une asymétrie de comportement
À l'inverse de ce mouvement de retrait, les investisseurs de l'AES conservent une position quasi stable sur les titres émis par les autres pays de l'UEMOA. Leurs créances sur la zone non-AES n'ont reculé que de 32 milliards de FCFA (environ 49 millions d'euros), s'établissant à 1 367 milliards de FCFA (2,08 milliards d'euros). Cette stabilité suggère que les acteurs financiers du Sahel continuent de percevoir les signatures souveraines des pays côtiers (comme la Côte d'Ivoire ou le Sénégal) comme des actifs de diversification pertinents au sein de la zone franc. Mais aussi, cela peut être le fait de Coris Holding, un des plus importants groupes bancaires du Burkina Faso, qui a une présence sous-régionale importante, au contraire du Mali et du Niger qui ne possèdent pas de banques d’envergure régionale.
Vers une nationalisation de la dette souveraine
Au-delà des fluctuations d’un trimestre à l’autre, ces chiffres montrent que les investisseurs se concentrent de plus en plus sur certains titres de dette publique du marché monétaire de l’UEMOA. À l’exception de la Côte d’Ivoire qui confirme son statut de hub financier dans la sous-région, la baisse des flux croisés entre pays et groupes de pays est le signe que les systèmes bancaires nationaux absorbent une part plus importante des émissions de leur propre État.
Ce phénomène, s'il se confirme, pourrait accroître le lien entre le risque souverain et le risque bancaire domestique, réduisant ainsi l'un des principaux bénéfices de l'intégration monétaire : la mutualisation du risque à travers un marché des capitaux profond et diversifié.
Idriss Linge
