
Au Nigeria, comme dans de nombreux pays africains, la qualité des semences demeure l’un des principaux goulots d’étranglement pour la productivité de cultures vivrières comme le riz et le maïs. Alors que le pays le plus peuplé d'Afrique cherche à augmenter son offre pour répondre à la demande actuelle et future, le renforcement et le développement d’une industrie semencière solide sont devenus une priorité pour le gouvernement.
Ce dernier a lancé fin novembre, avec le soutien de l'Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), une stratégie et un plan d’investissement dédiés à ce segment. Dans un entretien accordé à l’Agence Ecofin, Esther Ibrahim, chargée de programme d’AGRA au Nigeria depuis 2017, revient sur l’implication de l’organisation dans l’élaboration de cette feuille de route, son déploiement, ainsi que sur les autres initiatives ciblant la chaîne de valeur semencière du pays.

Esther Ibrahim, chargée de programme d'AGRA au Nigeria
Agence Ecofin: Que fait concrètement AGRA dans le secteur agricole au Nigeria, et plus précisément sur le segment des semences ?
Esther Ibrahim : Je commencerai par dire que nous sommes une organisation dont la vision est de soutenir les agriculteurs et de les placer au cœur de nos programmes. Nous travaillons avec différents partenaires tout au long de la chaîne de valeur, des institutions publiques aux chercheurs, en passant par les acteurs privés, afin de changer la donne et de faire en sorte qu’ils ne cultivent pas simplement pour cultiver, mais qu’ils transforment réellement l’agriculture en une activité économique.
Chez AGRA, nous estimons qu’un système semencier solide est fondamental, tout comme des pratiques agricoles durables, de bonnes politiques publiques, un marché inclusif, le commerce et la finance. Alors que nous cherchons à promouvoir des solutions africaines pour augmenter durablement la productivité des agriculteurs et les connecter aux marchés mondiaux, tout commence par la semence. On a l’habitude de dire que 50 % de la productivité dépend de la qualité des semences. Si vous utilisez des semences de qualité, résilientes au climat et riches sur le plan nutritionnel, vous réglez au moins la moitié de vos problèmes. Sans bonnes semences, vous perdez du temps même si vous achetez d’autres intrants.
AGRA joue donc un rôle important dans le secteur semencier nigérian. Nous avons soutenu de nombreux acteurs, des institutions aux sélectionneurs, pour renforcer les compétences nécessaires à l’amélioration variétale. Nous nous engageons également pour que des politiques adaptées soient mises en place afin d’encadrer le système semencier nigérian en croissance.
AE : En parlant de politiques publiques, le Nigeria a lancé fin novembre une nouvelle Stratégie et un Plan d’investissement du secteur semencier. Comment les interventions d’AGRA ont-elles contribué à l’élaboration de ce cadre ?
EI : AGRA a beaucoup fait, même si je ne pourrais pas tout citer. Il faut rappeler que depuis 2016, AGRA accompagne le National Agricultural Seeds Council (NASC). Entre 2016 et 2020, nous avons par exemple travaillé avec eux à la mise à jour de la Loi nationale sur les semences, adoptée sous forme de décret en 2019. Les travaux menés concernaient la modernisation du cadre juridique régissant les essais officiels de semences, l’homologation, la certification, le contrôle de qualité, la commercialisation, le commerce et l’utilisation des semences.

Ils ont également porté sur la transposition du règlement semencier harmonisé de la CEDEAO, l’établissement de règles claires pour la participation du secteur privé à la production et à la certification des semences — y compris la gestion et les licences —, ainsi que la refonte du NASC pour renforcer le développement du système semencier.
Par ailleurs, un comité d’enregistrement et d’homologation des variétés a été mis en place pour superviser l’autorisation nationale des nouvelles variétés.
Nous avons contribué au développement d’un portail permettant de gérer en ligne les procédures d’homologation et la production de semences de première génération, pour résoudre les problèmes de disponibilité et d’accessibilité de semences de qualité pour les petits producteurs. Il faut aussi souligner notre implication dans la mise à jour du catalogue semencier national, qui doit être actualisé régulièrement, conformément aux règlements de la CEDEAO.
Grâce à cet ensemble de travaux, nous avons contribué à mettre en place un cadre juridique complet. AGRA ne fait pas tout le travail sur le terrain. Des partenaires clés rejoignent désormais la dynamique et s’impliquent. La stratégie semencière, ainsi que le plan de mise en œuvre et d’investissement, fournissent aujourd’hui une feuille de route permettant de travailler ensemble avec différents acteurs pour résoudre les défis persistants du secteur.
AE : La Stratégie identifie plusieurs interventions prioritaires tout au long de la chaîne de valeur semencière pour changer la donne. Concrètement, quelles sont les premières actions prévues ?
EI : Le plan lancé à Abuja vers la fin novembre se concentre d’abord sur l’atteinte des objectifs de production de semences pour les principales cultures comme le maïs, le riz, le sorgho, le niébé, le soja et l’arachide, tout en augmentant la part de semences certifiées. Par exemple, l’objectif est de faire passer l’utilisation de semences certifiées de maïs de 50 à 70 %, et celle du riz de 44 à 60 %. Des progrès similaires sont attendus pour d’autres cultures prioritaires, comme l’arachide et le sorgho.
L’une des priorités porte donc sur la mise au point de modèles de financement pour les entreprises semencières. AGRA collabore déjà avec Sahel Consulting pour appuyer la Seed Entrepreneurs and Development Association of Nigeria (SEEDAN), qui regroupe les entreprises semencières privées au Nigeria. Ensemble, nous aidons à mettre en place des modèles durables et à renforcer les systèmes de gouvernance. Il y a quelques jours, le plan stratégique de la SEEDAN a été validé, ce qui positionne l’association pour jouer un rôle plus structurant, mieux défendre les intérêts du secteur et porter des mécanismes de financement en faveur des entreprises semencières.
Une autre priorité concerne le renforcement des réseaux de distribution et la professionnalisation des entreprises semencières. S’agissant du coût, l’investissement nécessaire pour le plan est estimé à 2,48 milliards de nairas, soit environ 1,7 million USD. L’amélioration variétale et l’homologation représentent environ 34 % du budget, ce qui reflète leur importance stratégique. Le cycle allant de la sélection jusqu’à la mise sur le marché a longtemps été très long, entre 7 et 10 ans. Grâce aux interventions ciblées d’AGRA et d’autres partenaires, ce délai a été réduit à environ 3 ans. Les efforts se poursuivent pour accélérer encore le processus, en particulier pour les variétés à haut rendement et à forte valeur nutritionnelle.

Nous travaillons aussi sur l’assurance qualité, un autre domaine d’investissement majeur qui représente environ 31 % du budget, car la qualité des semences est fondamentale pour la performance du système. AGRA a déjà collaboré avec le NASC pour renforcer les mécanismes de contrôle de qualité, et ce partenariat se poursuit. Un outil clé est le système électronique de traçabilité des semences, SeedCodex, qui permet un suivi grâce à des codes uniques, similaire aux systèmes utilisés dans le secteur pharmaceutique. Il permet aux acheteurs et aux régulateurs de vérifier quelle entreprise a produit un lot donné, ce qui facilite la résolution des problèmes de qualité.
Dans l’ensemble, le plan vise à garantir à la fois la disponibilité de variétés améliorées et l’intégrité de la qualité des semences, afin de poser les bases d’un secteur semencier nigérian plus solide.
AE : La formation des agriculteurs, la sensibilisation et les services de vulgarisation de proximité jouent souvent un rôle décisif dans l’adoption des semences certifiées. Quels mécanismes ou approches la Stratégie prévoit-elle pour renforcer la sensibilisation des producteurs et encourager l’utilisation des semences certifiées ?
EI : Effectivement, la technologie est disponible dans les laboratoires. Mais les semences n’ont pas de jambes pour aller là où elles sont nécessaires. Il faut un dispositif pour les amener jusqu’aux petits producteurs qui représentent 80 % des agriculteurs nigérians. C’est précisément le rôle de la vulgarisation, qui permet aux innovations issues des centres de recherche d’arriver là où se trouvent les agriculteurs. Dans cette optique, il y a une synergie avec des partenaires pour promouvoir le modèle de conseil communautaire. Il s’agit d’un partenariat public-privé mis en œuvre avec le gouvernement fédéral et des acteurs privés, pour combler le déficit de vulgarisation.
Selon le Service national de vulgarisation agricole et de liaison pour la recherche (NAERLS), le ratio agent de vulgarisation - agriculteur familial était de 1 pour 6000 en 2021, ce qui reste largement insuffisant. Grâce au modèle communautaire, nous essayons de réduire cet écart et d’améliorer la situation dans les États où nous intervenons, comme Kaduna et Niger. Plus largement, nous travaillons avec le gouvernement nigérian pour que la vulgarisation reçoive tout le soutien nécessaire, afin de diffuser les technologies directement chez les agriculteurs. Déjà, des guides de formation pour différentes cultures ont été numérisés, soulignant l’importance de l’utilisation de semences améliorées pour le maïs, le riz, le niébé, le soja, la tomate ou le manioc, en collaboration avec nos partenaires.
Nous travaillons avec le gouvernement nigérian pour que la vulgarisation reçoive tout le soutien nécessaire, afin de diffuser les technologies directement chez les agriculteurs. Des guides de formation pour différentes cultures ont déjà été numérisés.
Nous avons aussi renforcé les capacités des conseillers communautaires en partenariat avec le NAERLS, l'Association Sasakawa pour l'Afrique (SAA), et plusieurs entreprises semencières privées comme Premier Seed. Ces partenaires produisent désormais des semences de qualité et étendent progressivement ce modèle à d’autres États du Nigeria. Nous allons continuer à travailler pour construire un système robuste de distribution de proximité, qui reste une priorité.
Premier Seed, par exemple, mobilise aujourd’hui environ 70 jeunes dans la production et la multiplication des semences, et plus de 80 autres comme promoteurs ruraux. Ces conseillers formés par le NAERLS et intégrés au réseau de distribution de Premier Seed, sont constamment sur le terrain. Ce modèle ne se limite plus à une seule entreprise, et nous poursuivons notre collaboration avec plusieurs acteurs, afin de renforcer ce cadre de partenariat public-privé.
AE : Les investissements dans les laboratoires d’essais, les infrastructures d’assurance qualité et les réseaux de distribution ont été déterminants pour le renforcement de l’industrie semencière dans plusieurs pays africains. Quelles améliorations ou investissements précis sont prévus au Nigeria pour renforcer le contrôle qualité, réduire la contrefaçon et améliorer l’accès à la semence certifiée ?
EI : Je dois dire qu’il s’agit d’un aspect important de notre engagement sur le terrain. Sur le plan des infrastructures, AGRA a soutenu le NASC dans la modernisation de son laboratoire de certification et de deux laboratoires régionaux satellites. Ces investissements lui ont permis d’obtenir l’accréditation de l’Association internationale d'essais de semences (ISTA). Avec l’arrivée de nouvelles technologies, des mises à niveau régulières seront nécessaires, mais jusqu’ici l’accréditation a été maintenue et le NASC poursuit ses efforts en matière de conformité et d’assurance qualité.
Le Nigeria est également devenu en mars 2025, le 80e membre de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV), grâce aux progrès accomplis dans le renforcement du secteur semencier national, avec l’appui d’AGRA et d’autres acteurs en lien avec le NASC. Nous améliorons la réglementation semencière avec la publication du cadre de protection des variétés (PVP) et l’élaboration de procédures plus claires pour la certification, les contrôles import-export et l’homologation variétale, conformément aux réglementations de la CEDEAO. Les initiatives en cours via la plateforme Seed Connect visent à harmoniser les processus, réduire les goulots d’étranglement, et accélérer le commerce des semences dans la région.
Concernant la contrefaçon, nous avons mené une étude de faisabilité qui a confirmé la présence de semences frauduleuses sur le marché, mais plusieurs mesures d’atténuation sont déjà en place. Le Seed Codex, un système électronique de marquage et de traçabilité, est désormais apposé sur tous les sacs de semences certifiées. Différents types d’étiquettes sont utilisés pour les légumes, les céréales, et pour des conditionnements de 2, 5 ou 10 kilos, ce qui facilite l’authentification pour les agriculteurs. Le NASC effectue aussi des inspections de marché, et a mené des opérations dans des boutiques d’agro-fournitures vendant des semences mal étiquetées ou non certifiées.

Grâce au système d’information de gestion (MIS), le NASC peut comparer la production annuelle déclarée par une entreprise aux volumes réellement observés sur le marché. Si une société annonce 10 tonnes, mais que 20 tonnes circulent, une enquête est immédiatement ouverte. Je pense que ce système, associé au Seed Codex, limite considérablement les risques de fraude.
AE : Quels sont les principaux défis opérationnels que vous anticipez lors de la mise en œuvre de la Stratégie ?
EI : En termes d’organisation, le NASC mènera le processus. Il possède des bureaux dans les six zones agro-écologiques du pays, et constitue la principale agence chargée de coordonner et de suivre la mise en œuvre de la Stratégie. Il travaillera étroitement avec la SEEDAN, le ministère fédéral de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire, les centres du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR), et d’autres acteurs privés. C’est un effort collectif qui exige une pleine collaboration de tout l’écosystème.
Ces modalités de mise en œuvre de la Stratégie ont été présentées et discutées lors de la 8e édition de la conférence SeedConnect Africa à Abuja, où elle a été officiellement lancée. Les parties prenantes ont également proposé d’héberger le plan d’investissement sur le site du NASC, voire sur celui d’AGRA, pour en faciliter l’accès. Je pense que le plaidoyer jouera un rôle essentiel, notamment pour augmenter les budgets publics alloués à l’agriculture, renforcer la SEEDAN et la plateforme nationale du secteur semencier afin de mieux représenter le secteur privé, et promouvoir l’utilisation d’outils d’authentification comme le Seed Codex, le Seed Tracker développé par l’IITA (Institut international d'agriculture tropicale), ainsi que d’autres systèmes numériques appelés à être intégrés dans un système unifié de gestion des semences.
Si nous voulons transformer durablement le système agroalimentaire, nous devons disposer d’un secteur semencier efficace au Nigeria.
Le plan d’investissement doit servir d’instrument stratégique au NASC pour attirer des financements vers le secteur semencier. AGRA continuera de fournir un appui technique pour garantir une mise en œuvre efficace. Je dois ajouter ici que le travail sur le système semencier ne commence pas de zéro. Il existe déjà des collaborations, des outils et plusieurs initiatives en cours qui s’attaquent à différents aspects du système. Renforcer la coordination et éviter les duplications sera essentiel pour bâtir un système semencier cohérent et performant.
En résumé, si nous voulons transformer durablement le système agroalimentaire, nous devons disposer d’un secteur semencier efficace au Nigeria. La semence est le fondement de l’agriculture. De fait, nous devons nous assurer que cette composante essentielle du secteur agricole soit pleinement opérationnelle.
Propos recueillis par Espoir Olodo
