
L’agri-fintech adossée à l'IA s’impose progressivement comme un moyen pour tester de nouveaux modèles de crédit rural en Afrique, à un moment où de nombreux travaux rappellent que le financement reste l’un des principaux freins à la transformation agricole du continent.
L’intelligence artificielle est de plus en plus utilisée en Afrique pour le diagnostic des maladies des cultures agricoles, l'alerte précoce des phénomènes, des services de conseil climato-intelligents et des solutions agri-fintech qui facilitent l’accès au crédit. C'est ce que constate le rapport «?How AI can benefit smallholder farmers in Africa?», publié en septembre 2025 par le Centre européen pour la gestion des politiques de développement (ECDPM).
Le document relate que les outils IA ont déjà montré des succès en matière d’amélioration des rendements, d’efficacité d’utilisation des ressources et d’accès au financement. Il appelle à des politiques publiques plus ambitieuses pour éviter qu'ils ne profitent qu'aux grandes fermes commerciales.?

L’ECDPM rappelle en effet que les petits exploitants agricoles « produisent plus de 70 % de la nourriture du continent et représentent la majorité de la main-d’œuvre agricole ». Cependant, ils restent, pour beaucoup, exclus des circuits de financement formels faute de garanties classiques, d’historique bancaire ou de proximité avec des agences.
Des études montrent pourtant que l’accès au crédit peut avoir un impact significatif sur la productivité des petites exploitations, en facilitant l’achat d’intrants, la mécanisation légère et l’accès aux marchés. Une étude publiée en 2020 par le Laboratoire de recherches en finance et financement du développement (LARFFID) de l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin estime que l’accès des agriculteurs au crédit entraîne un gain de productivité d'environ 30,67 %.?
Comment l’IA nourrit les nouveaux modèles agri-fintech
Le rapport de l’ECDPM décrit l’intelligence artificielle comme un «?catalyseur?» qui transforme la manière dont les institutions financières évaluent le risque agricole, en s’appuyant sur des données satellitaires, climatiques, transactionnelles et mobiles pour mieux comprendre les profils des exploitants. Cette logique est au cœur du modèle d’Apollo Agriculture, une agri-fintech basée au Kenya et en Zambie.
L’Association mondiale des opérateurs de téléphonie mobile (GSMA) explique dans sa série « GSMA AgriTech AI Blog Series » que l’entreprise utilise un moteur d’évaluation du crédit dopé à l’IA, alimenté par des données de terrain collectées via application mobile, des images satellites, et quand elles existent, des données de bureaux de crédit.? Apollo Agriculture a d’abord adopté une stratégie «?lendtolearn?», en accordant volontairement des prêts à des profils très variés pour accumuler des données de remboursement, avant d’entraîner ses algorithmes de machine learning sur ces historiques de performance.
Swedfund, l'institution suédoise de financement du développement qui a investi dans la société début 2024, indique que cette dernière permet déjà à plus de 350 000 petits agriculteurs d’accéder rapidement à des intrants (semences, engrais, etc.) et à des conseils, en combinant scoring automatisé et réseau de plus de 1000 distributeurs locaux.?
D’autres acteurs misent sur la donnée et l’IA pour sécuriser les revenus ruraux, comme Pula, une insurtech basée au Kenya et qui se positionne comme un «?pont?» entre les assureurs et les petits exploitants. Pula affirme avoir protégé 20,1 millions de petits agriculteurs dans 22?pays grâce à des produits d’assurance-climat basés sur des données à haute fréquence, des systèmes d’inscription mobile et des modèles d’IA capables d’automatiser une partie des processus d’indemnisation. L’entreprise affirme que ses outils de tarification et de gestion des sinistres basés sur la télédétection et les données de terrain, ont permis de verser 133,9 millions USD d’indemnisations à 2,8 millions d’agriculteurs.?
Au Ghana, Farmerline propose via son assistant Darli AI, un chatbot disponible en 27 langues africaines sur WhatsApp, pour accompagner le suivi de crédit, la formation et l’accès à l’information.
Quels effets sur l’accès au crédit et la gestion du risque ?
Le rapport de l’ECDPM souligne que ces modèles d’IA appliqués à la finance agricole ont déjà amélioré l’accès au crédit pour certains groupes de petits exploitants, même si les bénéfices restent inégalement répartis et concentrés dans certains pays et filières. Un article du Digital Frontiers Institute publié en mars 2025 note que les services numériques et agrifintech permettent, dans certains projets, des hausses de rendements de l’ordre de 30?% à 50?%, et des taux de remboursement supérieurs à 85?% sur les prêts digitaux.

De quoi inciter les prêteurs à continuer à élargir leurs portefeuilles vers les petits agriculteurs. L’IA permet aussi de réduire fortement les délais de décision. Les agriculteurs reçoivent une réponse quasi-instantanée sur leur éligibilité et les conditions de prêt, là où il fallait auparavant plusieurs jours d’analyses manuelles.?
Ces résultats ne signifient cependant pas que le risque disparait. Le rapport de l’ECDPM met en garde sur la qualité des données, les biais possibles des modèles et la nécessité de maintenir une validation humaine, comme le fait Apollo Agriculture via une équipe dédiée à la vérification de la donnée avant qu’elle n’alimente les algorithmes.
Des obstacles structurels qui limitent encore la portée de l’IA
Si l’ECDPM juge que l’IA pourrait être un?puissant catalyseur d’une transformation agricole durable et équitable, son rapport précise que cela suppose de lever plusieurs verrous structurels. Le premier est celui des infrastructures. Dans de nombreuses zones rurales, la connectivité, l’accès à l’électricité et la qualité des réseaux restent insuffisants pour généraliser des services numériques complexes, ce que confirme la Banque mondiale.?
« De nombreux petits exploitants agricoles n'ont pas accès aux technologies et aux infrastructures. La connectivité internet limitée et le coût élevé des infrastructures numériques associées compromettent la réalisation d'un paysage agricole à la pointe de la technologie ».
Un second frein réside dans les compétences et la littératie numérique. Le document relève que les femmes rurales et les jeunes agriculteurs sont souvent les moins équipés en savoir-faire numérique, ce qui réduit leur capacité à utiliser des applications, même lorsqu’elles sont techniquement disponibles. Enfin, la gouvernance des données et l’encadrement éthique de l’intelligence émergent comme des enjeux clés.
Le rôle des politiques publiques et des partenariats Afrique - Europe
Le rapport de l’ECDPM plaide pour des «?politiques nationales d’IA centrées sur l’inclusion agricole?», qui coordonnent ministères de l’Agriculture, du Numérique et des Finances autour d’objectifs clairs d’appui aux petits exploitants. Il identifie aussi plusieurs cadres de coopération entre l’Union européenne et les pays africains, notamment le programme Global Gateway et les Team Europe Initiatives, qui peuvent financer les infrastructures numériques rurales et soutenir la co-création de solutions d’IA adaptées aux cultures, aux langues et aux contraintes locales.?

L’Union africaine a dévoilé en janvier 2025 son Plan détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA) 2026-2035. Ce plan d'action intègre la transformation des systèmes agroalimentaires africains à travers de progrès et innovations technologiques, comme l'agriculture de précision, les outils numériques, l'IA et la biotechnologie.
Selon la Banque mondiale, « l'intelligence artificielle offre un potentiel transformateur pour l'agriculture en Afrique subsaharienne. Elle a le pouvoir d'améliorer l'efficacité, la productivité et la durabilité. En favorisant la collaboration, en mettant en œuvre des politiques incitatives et en investissant dans l’innovation, la région peut tirer parti de l’IA pour garantir la sécurité alimentaire et stimuler la croissance économique ».
Melchior Koba
Edité par : Feriol Bewa
