Traçabilité des diamants : pourquoi la réforme du Processus de Kimberley est aussi complexe

Publié le 02/12/2025

En 2003, le Processus de Kimberley est né pour éviter que les diamants ne financent des conflits visant à renverser des Etats dans le monde. En un peu plus de deux décennies, cette première mission a été globalement remplie, mais des critiques ont émergé sur la pertinence du dispositif actuel.

La dernière session plénière du Processus de Kimberley (KP) s’est achevée à la mi-novembre à Dubaï, sans adopter une proposition visant à changer sa définition des « diamants de conflit ». Cet échec reflète les intérêts divergents des membres d’une organisation qui a construit son succès sur le consensus. Et si au premier abord les pays africains apparaissent comme les principaux lésés par cet immobilisme, l’analyse des déclarations des différentes parties prenantes révèle une réalité plus nuancée.

Créé en 2003 à la suite d’un accord réunissant gouvernements, société civile et industrie du diamant, le KP a pour objectif de freiner le commerce des diamants susceptibles de financer des mouvements rebelles opposés à des autorités légitimes. Le système de certification a contribué à réduire la part de ces diamants dans le commerce mondial et leur proportion est aujourd’hui estimée à environ 1 % de la valeur du marché, contre près de 15 % à la fin des années 1990.

Les limites d’une définition figée

Malgré ces succès, le Processus de Kimberley fait depuis plusieurs années l’objet de critiques grandissantes. Un point en particulier retient l’attention, à savoir la définition actuelle de ce qu’est un diamant de conflit. Pensée pour l’ère des grandes guerres civiles africaines, cette définition ne prend pas en compte d’autres formes de violences contemporaines. Elle ne couvre pas d’autres formes de violences présentes dans certaines zones minières, comme les interventions de milices liées à des gouvernements, d’acteurs de sécurité privés ou encore de réseaux criminels n’ayant pas pour objectif de renverser un État.

Sous l’impulsion de la société civile, le KP a mis en place en 2022 un comité chargé de réfléchir à une définition mieux adaptée à ces évolutions. Les discussions ont abouti à un projet présenté du 17 au 21 novembre 2025 à Dubaï. Selon l’Association africaine des producteurs de diamants (ADPA), qui soutenait la révision, la proposition englobait des groupes armés non étatiques, des individus ou entités sanctionnés par le Conseil de sécurité des Nations unies ainsi que leurs alliés. Elle visait aussi les actions susceptibles de financer des conflits armés, de fragiliser des gouvernements légitimes ou de porter atteinte au bien-être des communautés liées à l’exploitation de diamants.

L’ADPA indique que six participants ont refusé d’approuver ce texte, à savoir l’Union européenne qui représentait ses vingt-sept États membres, l’Australie, le Canada, le Royaume-Uni, la Suisse et l’Ukraine. Elle précise aussi que la Coalition de la société civile du KP, qui intervient comme observateur, n’a pas soutenu la proposition.

Une réforme aux contours flous

Au-delà du rejet, la discussion met en évidence un décalage sur le contenu même de la réforme envisagée. Le World Diamond Council affirme que la définition en négociation couvrait des réalités beaucoup plus larges, incluant milices, mercenaires, criminels organisés ou sociétés militaires privées. Tout comme l’ADPA, l’industrie a défendu un texte volontairement limité pour éviter toute remise en cause de la souveraineté des États membres, contrairement à la Coalition. « Certains exigeaient que le processus de Kimberley se prononce sur des questions qui ne relèvent pas de sa compétence. Ils voulaient que ce système intervienne dans les décisions souveraines et les actions des États, ce qu'il ne peut faire puisqu'il ne s'agit pas d'un organisme politique ou de sécurité », explique Feriel Zerouki (photo), présidente du WDC.

Cette divergence illustre l’un des principaux blocages. L’intégration de violences commises par des acteurs étatiques aurait pu replacer la République centrafricaine au cœur des discussions. Le pays a vu en 2024 la levée de l’embargo sur ses exportations de diamants bruts après plus d’une décennie de restrictions liées au rôle de ces pierres dans le financement de groupes armés. Dans le même temps, des sociétés de sécurité liées à Wagner, aujourd’hui réorganisées au sein de la structure Africa Corps et opérant avec l’appui du gouvernement centrafricain, font l’objet d’accusations pour atteintes aux droits humains et activités minières illicites.

En Tanzanie aussi, une définition plus large aurait pu susciter des interrogations. La mine de diamants Williamson a été frappée ces dernières années par des allégations de violences commises par des agents de sécurité contre des mineurs artisanaux présents sur ou autour de la concession. Plusieurs organisations de défense des droits humains et cabinets juridiques ont documenté des plaintes pour tirs, passages à tabac et autres abus. L’exploitant Petra Diamonds a reconnu l’existence de ces accusations et mis en œuvre des réformes internes ainsi qu’un accord d’indemnisation avec des plaignants.

Ces cas illustrent les zones grises qui, selon la société civile, rendent nécessaire une définition capable de prendre en compte des violences diverses, y compris lorsque les auteurs sont des forces gouvernementales. Dans son discours de clôture de la session plénière de Dubaï, le coordonnateur de la Coalition de la société civile, Jaff Bamenjo, a estimé que plusieurs participants cherchaient à exclure ces cas.

« Un grand nombre de participants ont effectivement plaidé en faveur d'un traitement spécial : la violence n'est un problème que si elle n'est pas causée par des acteurs étatiques, et non lorsqu'elle provient de gouvernements en guerre ou de la police ou de l'armée qui font usage d'une force excessive contre les communautés », a-t-il fait remarquer.

Les divergences observées ne relèvent cependant pas uniquement de la manière d’interpréter les droits humains. Elles s’inscrivent aussi dans une dynamique économique complexe. Pour Hans Merket, chercheur au sein de l'organisation belge IPIS (membre de la Coalition), les producteurs africains évoluent dans un marché fragilisé par une baisse de la demande de diamants naturels et une concurrence accrue des diamants synthétiques. Interrogé par Agence Ecofin, il explique que le débat sur la définition devient donc un moyen de réaffirmer la crédibilité d’un système de certification perçu comme essentiel pour maintenir la confiance des acheteurs.

Un avenir incertain pour le Processus de Kimberley

L’impasse enregistrée à Dubaï laisse entrevoir des interrogations plus larges sur la capacité du KP à évoluer. Les débats autour de la définition élargie ont montré que chaque groupe de participants projetait ses propres priorités, qu’il s’agisse de préserver la souveraineté des États, de maintenir la crédibilité d’un dispositif de certification ou de répondre aux attentes des consommateurs en matière de transparence. Cette multiplicité d’objectifs rend toute réforme difficile dans un système qui repose sur l’unanimité et où chaque participant peut bloquer une décision.

La société civile souligne que ce blocage structurel rend improbable l’application d’une définition plus exigeante, même si elle devait être adoptée. Elle rappelle aussi que l’embargo demeure le seul outil mobilisable par le KP, une réponse jugée peu adaptée à des réalités sécuritaires multiples et dont l’efficacité reste discutée. L’expérience de la République centrafricaine tend à montrer que ce mécanisme, lorsqu’il est utilisé de manière isolée, encourage la clandestinité et détourne le commerce vers des circuits informels.

« La gestion de l’image a clairement pris le pas sur la volonté d’obtenir un changement réel.  Quels problèmes le Processus entend-il traiter, et par quels instruments compte-t-il favoriser des progrès concrets ? Rien de tout cela n'a été discuté. La discussion semblait en réalité porter davantage sur un exercice de ‘’rebranding’’ du KP que sur une volonté de changement réel sur le terrain », regrette M. Merket.

Dans ce contexte, plusieurs évolutions commencent à se dessiner. Les pays occidentaux, et en particulier l’Union européenne et les membres du G7, développent de nouveaux mécanismes de traçabilité, ce qui peut expliquer leur véto à la proposition de changer la définition. Ces dispositifs répondent en grande partie à l’objectif de limiter l’accès des diamants russes aux marchés européens et nord-américains, dans le contexte de la guerre en Ukraine. La Russie demeure l’un des principaux producteurs mondiaux de diamants bruts et ces mesures visent à renforcer l’efficacité des sanctions économiques décidées depuis 2022.

L’organisation canadienne IMPACT, également membre de la Coalition, relève que ces nouvelles approches, construites en dehors du cadre du KP, introduisent une gouvernance parallèle qui fragmente la régulation du secteur et renforce la marginalisation du système multilatéral lorsqu’il ne parvient pas à évoluer. Les États producteurs africains observent ces développements avec prudence. Aux côtés du WDC, l’ADPA a réaffirmé son attachement au KP, qu’elle considère comme le seul cadre universellement reconnu pour organiser le commerce international des diamants bruts.

Mais à mesure que ces approches se développent, le KP ne semble-t-il pas évoluer vers un rôle davantage consultatif ? L’organisation saura-t-elle clarifier son mandat et revoir ses outils pour rester pertinente dans l’industrie ? Autant d’interrogations que les prochaines réunions du KP en 2026 pourraient permettre d’éclaircir.

Emiliano Tossou

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