
Alors que l'innovation technologique connaît une croissance prometteuse en Afrique subsaharienne francophone, une étude récemment menée dans 19 pays révèle un défi majeur : la fragmentation des écosystèmes. Si quelques États comme le Sénégal et la Côte d'Ivoire tirent leur épingle du jeu grâce à une vision structurée, ce n’est pas le cas chez la plupart.
Dans les quartiers populaires, les laboratoires universitaires, les incubateurs et les administrations, les 19 pays d’Afrique subsaharienne francophone innovent, créent et se réinventent. Selon l’Observatoire de l’innovation 2025 d’EY, la région compte déjà plus de 862 start-up (dont plus de 60 % au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et en République démocratique du Congo), qui conçoivent des solutions adaptées aux réalités locales, à l’usage massif du mobile et aux besoins quotidiens des populations.
Depuis 2021, le capital-investissement privé s’est lui aussi transformé : 60 % des investissements ciblent désormais des projets innovants – start-up ou entreprises en transformation – alors qu’avant 2020, 83 % des opérations concernaient des entreprises déjà établies. Un basculement discret, mais structurant. L'Afrique subsaharienne francophone reste néanmoins marginale dans les grands flux financiers captés en Afrique : seulement 10 à 15 % des fonds levés par les start-up du continent y sont dirigés, contre plus de 55 % pour l’Afrique anglophone et plus de 25 % pour l’Afrique du Nord.
Trois pays de la région (le Bénin, le Sénégal et la Côte d’Ivoire) se sont distingués en 2024 par leur attractivité pour les investisseurs. Autrement dit, le potentiel existe, mais il demeure sous-valorisé. L’une des principales causes de cette situation est la faible gouvernance et cohésion entre acteurs de l’écosystème d’innovation en Afrique subsaharienne francophone. Une cartographie des 19 pays de la zone révèle effectivement un paysage très fragmenté, où quelques pionniers se distinguent, tandis que la majorité peine encore à s'organiser.
Les quatre types d’écosystèmes/Clusters innovants identifiés en ASF
| Catégorie | Description | Pays |
| Avancé | Pays qui se démarquent comme leaders régionaux | Sénégal, Côte d’Ivoire, Bénin, Djibouti |
| Consolidé | Pays disposant de bases solides mais encore perfectibles | Burkina Faso, Cameroun, Mali, Togo, Gabon |
| En structuration | Pays engagés dans des efforts de structuration mais marqués par des fragilités | Guinée, RDC, Burundi, Mauritanie, Niger |
| Émergent | Pays où les écosystèmes sont encore embryonnaires et nécessitent des fondamentaux | Madagascar, RCA, Îles Comores, Tchad, Congo |
Source : Observatoire EY de l’innovation en Afrique subsaharienne francophone, 2025.
Les mieux classés – Djibouti, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Cameroun – disposent d’institutions relativement solides et d’un environnement entrepreneurial dynamique. Leurs mécanismes de gouvernance sont plus stables, ce qui favorise l’initiative privée et l’investissement, indique le rapport d’EY. Les incubateurs et hubs technologiques, à l’image du CTIC Dakar, y jouent un rôle de passerelle entre start-up, universités et grandes entreprises. Ils facilitent la co-création de produits innovants et structur??? des partenariats : plus de 60 % des projets collaboratifs impliquent au moins deux types d’acteurs, signe d’un écosystème intégré et en voie de maturité.
Le Bénin, le Burkina Faso, le Togo, le Mali et la RDC possèdent quant à eux un potentiel économique réel, mais peinent à consolider leurs structures institutionnelles. La capacité à transformer les opportunités en projets concrets reste ainsi limitée. Le Niger, la République centrafricaine, la Guinée, le Burundi et la Mauritanie enregistrent des progrès en matière de politiques publiques en faveur de l’innovation. Mais ces avancées sont freinées par un environnement institutionnel fragile et des infrastructures insuffisantes.
Quant aux Comores, à Madagascar, au Tchad, à la République du Congo et au Gabon, ils présentent un potentiel de croissance important, mais encore peu exploité. La collaboration y reste marginale : à Madagascar, seulement 5 % des start-up ont pris part à des programmes collaboratifs inter-entreprises.
Une culture de la collaboration qui fait défaut
Au-delà de cette typologie, la dynamique sociale et organisationnelle fait ressort?? un autre contraste. Dans les écosystèmes jugés avancés par EY (Sénégal, Côte d’Ivoire, Bénin, Djibouti), 22 % des acteurs interrogés pour l’étude jugent la collaboration « forte » ou « très présente ». Le Bénin illustre cette tendance avec Sèmè City, cité de l’innovation et du savoir située à Cotonou, regroupant incubateurs, universités et start-up. Plus de 3500 jeunes y ont suivi en 2024 des formations et programmes d’entrepreneuriat, illustrant la montée en puissance des plateformes intégrées.
Le Burkina Faso, le Cameroun, le Mali, le Togo et le Gabon présentent une situation intermédiaire : 55 % des acteurs y jugent la collaboration modérée ou forte, mais 9 % la disent inexistante. La coopération est souvent concentrée dans les capitales ou sur quelques filières phares, laissant de larges pans du territoire et des secteurs économiques en marge. En Guinée, en RD Congo, au Burundi, en Mauritanie et au Niger, 52 % des répondants qualifient la collaboration de faible ou inexistante, et 46 % de modérée. Enfin, à Madagascar, en RCA, aux Comores, au Tchad et en République du Congo, 83 % des acteurs décrivent une dynamique collaborative faible ou inexistante.
Les obstacles identifiés sont assez similaires. Dans l’ensemble des 19 pays, la principale entrave à la collaboration est une culture de coopération insuffisante, citée par 73 % des acteurs des écosystèmes tech. Les efforts restent cloisonnés, chacun agissant dans son périmètre sans réelle habitude de co-construction. Le manque de cadres d’échanges arrive en 2e position comme frein, selon 62 % des acteurs : peu de plateformes, d’événements structurants, et de réseaux formels où les acteurs peuvent partager leurs expériences et coordonner leurs actions. Enfin, 57 % déplorent l’absence de vision partagée et de structures de coordination, qui entraîne une multiplication d’initiatives dispersées et peu pilotées, au détriment de leur impact collectif.
Les écosystèmes les plus matures ne sont pas épargnés. Dans les clusters plus avancés et consolidés, la faible culture de coopération reste citée par plus d’un tiers des acteurs, et l’absence de vision commune par jusqu’à un tiers. Le manque d’espaces d’échanges, mentionné par près d’un tiers des répondants, rappelle l’importance de lieux – physiques comme virtuels – pour connecter start-up, universités, investisseurs et décideurs publics. Dans certains pays (RDC, Burundi, Mauritanie, Niger, Madagascar, RCA, Comores, Tchad, Rep. Congo), ces freins sont aggravés par l’absence d’institutions dédiées, l’accès limité à des réseaux formels, et des infrastructures encore lacunaires.
L’urgence de se parler et d’agir de manière concertée
Face à ce diagnostic, plusieurs pistes de bonnes pratiques se dessinent. D’abord, favoriser l’adoption technologique dans les secteurs clés – agriculture, santé, éducation, services publics, etc. – afin de créer une demande locale forte pour les solutions innovantes. Ensuite, multiplier les espaces de rencontre et de visibilité pour connecter investisseurs, fondateurs et décideurs, qu’il s’agisse de forums nationaux, de plateformes numériques ou de réseaux sectoriels. Les États ont également un rôle à jouer en soutenant financièrement l’innovation à travers des fonds publics ciblés, et en aidant à densifier le réseau de hubs et d’incubateurs, véritables moteurs d’accompagnement.
Enfin, encourager la création d’un tissu entrepreneurial dynamique, avec plusieurs start-up actives par secteur, et une ambition affirmée à l’international. Cela est essentiel pour empêcher l’isolement des initiatives. Le message de cette cartographie est clair : ce n’est pas le manque d’idées qui freine l’innovation tech en Afrique subsaharienne francophone, mais la faible cohésion des écosystèmes. Construire une culture de coopération durable et des structures de gouvernance partagées apparaissent désormais comme des leviers stratégiques.
Muriel EDJO
Edité par : Feriol Bewa
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