« Construire d’abord les bases » : Benjamin Piper (Fondation Gates) sur la lutte contre la pauvreté d’apprentissage en Afrique d’ici 2035

Publié le 21/11/2025

Alors que les gouvernements africains font face à la baisse de l’aide internationale et à une crise persistante de l'éducation/formation, la Fondation Gates a fait de l’apprentissage fondamental sa priorité dans le secteur éducatif. Benjamin Piper, directeur de l’Éducation mondiale pour la fondation, s’est exprimé en marge de la Triennale de l’ADEA à Accra (Ghana) en octobre 2025 sur l’urgence d’investir dans la lecture et le calcul en début de primaire, des domaines où, selon lui, les retours sont les plus élevés.

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Benjamin Piper, directeur de l’Éducation mondiale au sein de la Fondation Gates

Les chiffres sont alarmants : près de 90 % des enfants africains ne lisent ni n’écrivent correctement. Comment en est-on arrivé là ?

Nous en sommes là parce que les systèmes éducatifs ne se sont pas suffisamment organisés autour de l’apprentissage. Les systèmes accomplissent beaucoup de choses, mais la question centrale — chaque enfant d’une zone rurale acquiert-il réellement les compétences essentielles ? — n’a pas été abordée avec assez de rigueur. L’apprentissage et l’instruction ont été négligés. Pourtant, les données montrent que le problème est solvable. 

De nombreux pays africains ont massivement investi dans l’accès à l’éducation, la construction de salles de classe et le recrutement d’enseignants. L’infrastructure existe. Ce qui manque, c’est une attention suffisante à ce que les enfants apprennent réellement une fois dans ces salles de classe.

Vous décrivez l’apprentissage fondamental comme « le sous-sol de la maison ». Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?

L’apprentissage fondamental est la base sur laquelle repose tout le reste du parcours scolaire. Pour les élèves de la première à la troisième année, la question est simple : ont-ils acquis les compétences minimales en lecture, écriture et calcul pour construire le reste de la maison ? Dans les pays disposant d’une bonne instruction, les enfants doivent maîtriser ces compétences vers 8 ou 9 ans. Sans cela, tout le reste reste fragile.

Ces compétences conditionnent la réussite scolaire et les perspectives futures.

Sans cette base, tout (enseignement scientifique, formation technique, insertion professionnelle, etc.) repose sur du sable. Si un enfant de 15 ans n’a pas acquis les fondamentaux à 6 ou 7 ans, il est déjà en difficulté. 

Vous avez cité des programmes réussis en Zambie, au Kenya et au Sénégal. Qu’est-ce qui explique leur efficacité et à quel coût ? 

La crise de l’apprentissage est fondamentalement solvable en Afrique. Nous avons observé des pays qui ont combiné les bons leviers techniques pour obtenir des progrès réels. Cela suppose aussi une volonté politique et des objectifs d’apprentissage clairement transmis à tous les niveaux du système. Les programmes efficaces d’apprentissage fondamental peuvent coûter entre 4 et 6 dollars par enfant et par an. Ce n’est pas un montant magique. Il doit simplement être investi dans les éléments essentiels. 

Le programme Catch-Up en Zambie et l’initiative Tusome au Kenya illustrent des interventions rentables qui ont produit des résultats mesurables, grâce à des leçons structurées, une formation renforcée des enseignants et un accompagnement solide en classe. Certaines provinces d’Afrique du Sud enregistrent également de bons résultats grâce à une pédagogie structurée. Au Sénégal, le programme ARED, récemment lauréat du prix Yidan, a montré des effets importants, notamment grâce à son approche bilingue.

Le dispositif comprend des manuels scolaires, des guides pour enseignants, des cahiers d’exercices, ainsi que des formations et un accompagnement continus. L’ensemble peut être déployé pour un coût de 4 à 6 dollars par enfant et par an, avec une baisse progressive des coûts lorsque les systèmes arrivent à maturité. 

Avec la baisse de l’aide internationale, qui finance ?

L’essentiel du financement de l’éducation en Afrique provient déjà des budgets nationaux, dont plus de 90 % servent aux salaires. L’enjeu est désormais de protéger les dépenses éducatives essentielles, en particulier pour les livres, les guides pédagogiques et la formation. Les partenaires internationaux peuvent soutenir, mais la responsabilité principale revient aux gouvernements. Plusieurs ministres africains ont déjà fait de la protection des budgets éducatifs une priorité. 

La Fondation Gates vient d’approuver une nouvelle stratégie en la matière. Quels en sont les axes ?

L’apprentissage fondamental devient notre priorité absolue. Nous soutenons les gouvernements d’Afrique subsaharienne et d’Inde engagés dans l’amélioration des résultats d’apprentissage. Nous encourageons également la collaboration Sud-Sud, permettant aux pays africains d’apprendre les uns des autres. 

Nous soutenons des initiatives comme FLIGHT, qui aide les gouvernements à concevoir leurs propres programmes fondés sur des données probantes. Nous investissons aussi dans des projets d’innovation en numératie, technologies éducatives et intelligence artificielle. 

Quel rôle pour l’intelligence artificielle dans des classes où l’infrastructure reste limitée ?

Nous finançons des solutions d’intelligence artificielle responsables pour aider les enseignants à planifier, corriger et adapter leurs contenus. Mais l’IA doit être ancrée dans des données locales : voix, langues, pratiques de classe. Nous investissons donc dans des jeux de données africains. L’objectif n’est pas de remplacer les enseignants, mais de les soutenir. 

Votre message aux ministres africains confrontés à d’autres priorités budgétaires ?

Si l’on s’inquiète du secondaire, de l’enseignement supérieur ou du chômage des jeunes, il faut comprendre que ces problèmes se résolvent dès la petite enfance. Un élève de 15 ans en difficulté est souvent un enfant qui n’a jamais acquis les fondamentaux à 6 ou 7 ans.

L’apprentissage fondamental est directement lié à l’emploi. La numératie est la première étape vers les formations STEM. Ces compétences commencent en primaire. Investir dans l’apprentissage fondamental, c’est investir dans la croissance économique. L’Afrique peut résoudre sa crise de l’apprentissage, mais seulement si elle renforce d’abord ses fondations. 

Interview réalisée par Ayi Renaud Dossavi