L'économie numérique, souvent louée pour sa nature virtuelle et immatérielle, a créé l'illusion d'activités économiques à faible impact environnemental. Cependant, l'augmentation des émissions de dioxyde de carbone (CO2) par ce secteur révèle les défis écologiques que doivent relever les nations à l’ère de la quatrième révolution industrielle.
Depuis 2019, le monde s'est engagé activement dans une course à la transformation numérique. La pandémie de Covid-19 a souligné l'utilité d’un écosystème connecté et plus efficace. Néanmoins, tandis que la numérisation progresse « à une vitesse fulgurante, transformant les vies et les moyens de subsistance », Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies, met en garde contre les dangers d’une « numérisation non réglementée » qui pourrait creuser le fossé numérique et exacerber divers défis. En Afrique, qui est la région du monde la moins préparée à cette transformation, des problèmes tant environnementaux que géopolitiques se manifestent.
Environnement
Selon le rapport « 2024 Digital Economy Report: Shaping an environmentally sustainable and inclusive digital future » des Nations Unies, les appareils numériques deviennent de plus en plus complexes et nécessitent toujours plus de ressources minérales. Les téléphones intégraient 10 éléments du tableau périodique en 1960, 27 en 1990 et 63 en 2021. La fabrication d'un ordinateur de deux kilos demande 800 kilos de matières premières, et le cycle de vie d'un smartphone, de sa production à son élimination, mobilise environ 70 kilos de ces matériaux. De ce fait, la demande en minéraux essentiels pour les technologies numériques et les solutions à faible émission de carbone est en forte croissance. Cette tendance s'étend aussi aux satellites, aux câbles de fibre optique sous-marins, aux centres de données, aux objets connectés et aux équipements réseau, qui constituent des éléments cruciaux de la transition numérique.
La Banque mondiale prédit que la demande de cobalt, de graphite et de lithium pourrait augmenter de 500 % d'ici 2050. La demande totale de minéraux prévue d'ici 2050 varie de 1,8 à 3,5 milliards de tonnes, le scénario le plus ambitieux prévoyant une multiplication par quatre par rapport aux niveaux de 2020. En 2023, la République démocratique du Congo a produit 74 % du cobalt mondial, le Gabon et l'Afrique du Sud 59 % du manganèse. L’intensité de l’extraction minière qui s'annonce en Afrique laisse présager de nombreux risques pour le continent où les capacités techniques pour gérer les dégâts environnementaux, comme la dégradation des terres, la pollution des eaux, les émissions de gaz à effet de serre, la déforestation et la perte de biodiversité, restent insuffisantes.
Une faiblesse qui touche également la capacité du continent à freiner la multiplication des déchets électroniques issus de la consommation croissante des produits et services numériques. Les expéditions de smartphones vers l’Afrique ont atteint 68,7 millions d’unités en 2023, soit une croissance de 6 % par rapport à 2022 (Canalys). Le taux d’adoption des smartphones dans la région subsaharienne, estimé à 51 % en 2022, devrait atteindre 87 % en 2030 (GSMA).
Cependant, la gestion des déchets électroniques reste un défi. En 2019, l’Afrique a produit 2,9 millions de tonnes de déchets électroniques, dont seulement 0,03 million de tonnes collectées et recyclées. En 2024, ce volume est passé à 3,5 millions de tonnes, mais seulement 2 500 tonnes ont été dûment collectées et recyclées, selon le rapport « The Global E-Waste Monitor 2024 » des Nations unies.
Ressources stratégiques
Outre les défis environnementaux induits par la forte demande en minerais essentiels à la numérisation, l’Afrique est également confrontée aux pressions de la géopolitique mondiale. Sécuriser l’accès aux ressources minérales est devenu une priorité stratégique pour de nombreux pays, exacerbant la compétition internationale et les tensions commerciales et politiques.
« Les minéraux de transition sont devenus un sujet de préoccupation majeure dans l'agenda international du développement et sont étroitement liés aux défis mondiaux liés à la numérisation et à la durabilité environnementale », indiquent les Nations Unies. Le rapport précise que la compétition pour les ressources est perçue comme « un ensemble potentiel de risques environnementaux, géopolitiques et socioéconomiques interdépendants liés à l'offre et à la demande de ressources naturelles » qui alimente la polycrise dans le contexte mondial actuel. L’Afrique, dont la voix peine souvent à se faire entendre sur la scène internationale, se trouve ainsi au centre d’un jeu d'influences stratégiques complexe.
Malgré la situation inconfortable dans laquelle la course à la numérisation place la région africaine, des opportunités lui sont également accessibles si elle procède avec intelligence.
Opportunités
Pour les pays en développement riches en ressources naturelles, la hausse de la demande en minéraux offre d’importantes opportunités économiques. Cependant, pour en bénéficier pleinement, ils doivent s'engager plus avant dans les chaînes de valeur au lieu de se limiter à l'extraction de matières premières. Les Nations Unies exhortent les partenaires au développement à soutenir l'Afrique et l'Amérique latine pour surmonter les défis liés aux contraintes structurelles de capacité (notamment en termes d'infrastructures et d'énergie) et à la disponibilité limitée de ressources financières, de compétences, de connaissances et de technologies pertinentes, et de capacités institutionnelles et de gouvernance.
« Le contexte international du commerce et de l'investissement devrait être favorable aux pays en développement afin qu'ils soient mieux équipés pour tirer profit de leurs ressources minérales. L'investissement direct étranger joue un rôle majeur en complétant les ressources nationales souvent insuffisantes pour l'extraction des minéraux » préconise le « 2024 Digital Economy Report » qui déplore le fait que le contexte international actuel favorise encore « un modèle dans lequel les pays en développement bien dotés en ressources naturelles sont « enfermés en tant qu'exportateurs de matières premières non transformées et à faible valeur ajoutée et importateurs de produits manufacturés transformés à forte valeur ajoutée ».
Cette approche pourrait ouvrir à l'Afrique les portes de plusieurs marchés, permettant au continent de bénéficier de l'économie mondiale en pleine expansion du recyclage des produits électroniques et des appareils remis à neuf. Illustrant ces perspectives favorables, le cabinet Research and Markets estime que le marché mondial du recyclage des produits électroniques devrait passer de 37,2 milliards $ en 2022 à 108,3 milliards $ en 2030, sous l'impulsion des États-Unis et de la Chine. Pour le cabinet Market Research Future, la valeur des produits électroniques remis à neuf devrait passer de 85,9 milliards $ en 2022 à 262,2 milliards $ en 2032. Le cabinet Allied Market Research quant à lui estime que l’industrie mondiale de la réparation et de l'entretien des produits électroniques grand public a généré 15,3 milliards $ en 2021 et devrait générer 21,6 milliards $ d'ici 2031. Autant de revenus dont l’Afrique peut bénéficier, en adoptant des politiques adéquates et en mobilisant les ressources nécessaires.
Muriel Edjo